Pourquoi depuis ce matin, vois-je donc déambuler devant ma fenêtre des petites grand-mères, «basma»1 bien noué su la tête et gilet de laine noire sur le dos? Agitées, volubiles, décidées, rien ne semble capable de barrer leur route. Telles des fourmis opiniâtres, elles véhiculent dans leur migration une multitude d’objets hétéroclites.
En ethnologue avisé, impossible de laisser ce «pourquoi» en suspens... Je me chausse rapidement et enfile mon manteau. Aux aguets, je repère rapidement une proie. En queue de troupeau, une petite vieille, chargée d’un lourd «ceaun»2 et d’un encombrant fagot de bois, traîne le pas: plus propice à la capture que les autres, elle me mènera sans doute au lieu de cette transhumance...
Furtivement, je la suis. Nous descendons au centre du village, traversons le pont de la rivière, puis remontons quelques mètres l’autre versant. Je ne tarde guère ici à retrouver le gros de la troupe. Tous vêtus de noir, des villageois s’agglomèrent autour d'une maison. Sans attendre son tour, mon guide "à la marmite" fend la foule et entre dans la petite demeure en bois. La porte ouverte permet aux gens restés dehors d’assister à l’office qui est donné en ses murs. D’une voix grave, sans perdre souffle, le Pope psalmodie la liturgie propre à signer le grand départ.
Paré de sa toge dorée, nimbé d'un nuage d’encens, il sort enfin majestueusement du logis suivi d’un impressionnant cortège portant étendards, croix scintillantes, couronnes fleuries et arbre mortuaire décoré de bonbons, gâteaux et morceaux de chiffons. Voilà finalement, le roi de la fête qui apparaît: un homme bleu, raide comme la mort, trônant dans un cercueil ouvert gracieusement orné de fleurs. Moi qui viens d’une contrée où la mort est devenue taboue, face à mon premier cadavre, je sens mes jambes flageoler... Encore tout à mon émotion, je me laisse docilement happer par le cortège. Avant de laisser la maison, on brise un vase sur le sol.
Posé sur une charrette tractée par une frêle haridelle, l’homme, en fait un peu verdâtre à mieux y voir, sautille, hop, hop, dans son cercueil …Que Dieu me pardonne, mais un rire nerveux manque de m’étouffer. Cette brave bourrique parfaitement inconsciente du convoi macabre qu'elle tracte avec son bondissant défunt qui ne peut être que satisfait de cette ultime promenade: la "vie" des hommes et son lot de surprises !
Fort heureusement, cette envie de rire passe rapidement. Je suis serrée de près par trois étranges femmes. Ce n’est pas le moment de ralentir le pas. Des pleureuses !
Vêtues de noir de la tête aux pieds, elles gémissent, les bras levés au ciel. Elles enfouissent leurs hurlements de désespoir dans leurs mains crispées. S’il arrive que leur lamentations faiblissent, elles font mine alors de tomber. Leurs voisins, impassibles, les redressent sans un mot. Souffrent-elles autant qu’il y parait? Sont-elles payées pour s'adonner à ces outrances? Le secret restera scellé.
Inflexible, le cortège continue. Arrivé au cœur du village, une pluie métallique s'abat: on lance des pièces de monnaie par-dessus son épaule. Les enfants se précipitent pour s'en remplir les poches. Il est temps de rejoindre le cimetière.
Frêles lumières blotties dans de petits pots de verre. Toutes les tombes sont illuminées. Le cercueil est descendu en terre. Bouquet de fleurs, chapeau et paires de chaussures, une poignée de terre et enfin quelques pelletées complémentaires: le défunt est enterré.
Après les pièces de monnaie, on sort maintenant les billets. L’argent recolté sera donné «aux plus pauvres», et les bonbons qui décoraient les branches, distribués aux enfants.
Surtout, n’oubliez pas de décrocher une serviette nouée sur les couronnes ou sur l’arbre rituel. Les pièces que vous y trouverez devront être dépensées pour le mort!
Avant de quitter le cimetière, prenez un verre de vin ou de «ţuică», quelques «colaci»3 et une part de «colivă »4. Ces mets offerts, petite collation sucrée en guise d’apéritif, vous les retrouverez durant la «pomană»5 qui réunit famille et proches dans une ambiance joyeuse pour un repas au mort …
« Délier, purifier, achever: dès la levée de la bière, la séparation des mondes s’organise autour de ces trois axes. Comme s’il fallait achever un travail que la mort n’avait pas encore mené à son terme. De la maison au cimetière, du cimetière à la maison, et tout au long des quarante jours qui suivent l’enterrement, progressivement, tous les ponts sont coupés entre le mort et les vivants. Il faut brouiller les pistes et l’obliger à s’engager sur son chemin sans retour»
C’est ainsi que traditionnellement et dans certaines régions, une fois le cercueil à l’extérieur de la maison, portes et fenêtres sont fermées ‘‘pour qu’il ne regarde pas derrière lui’’. Pots, verres ou assiettes, ainsi que tous les objets présentant une ouverture, sont retournés afin qu’un contenant ne puisse servir d’invite et abriter une âme qui tarderait à s’en aller »
« Il ne se passe pratiquement pas un dimanche sans qu’un tel office soit célébré, ce qui explique sans doute aussi l’acceptation de l’idée de la mort à laquelle on s’habitue dès sa plus tendre enfance. Les enfants, le dimanche, sont friands de cette colivă dont le goût enchante, mais aucun d’entre eux ne le dégusterait en ignorant longtemps, qu’il accomplit en même temps un acte rituel »6
1 Basma : foulard, fichu
2 Ceaun : marmite en fonte
3 Colaci : petits pains rituels
4 Colivă : gâteau de gruau bouilli
5 Pomana : repas funéraire
6 Ioanna Andreesco, Mihaela Bacou, Mourir à l’ombre des Carpathes, Payot, Paris, 1986
En ethnologue avisé, impossible de laisser ce «pourquoi» en suspens... Je me chausse rapidement et enfile mon manteau. Aux aguets, je repère rapidement une proie. En queue de troupeau, une petite vieille, chargée d’un lourd «ceaun»2 et d’un encombrant fagot de bois, traîne le pas: plus propice à la capture que les autres, elle me mènera sans doute au lieu de cette transhumance...
Furtivement, je la suis. Nous descendons au centre du village, traversons le pont de la rivière, puis remontons quelques mètres l’autre versant. Je ne tarde guère ici à retrouver le gros de la troupe. Tous vêtus de noir, des villageois s’agglomèrent autour d'une maison. Sans attendre son tour, mon guide "à la marmite" fend la foule et entre dans la petite demeure en bois. La porte ouverte permet aux gens restés dehors d’assister à l’office qui est donné en ses murs. D’une voix grave, sans perdre souffle, le Pope psalmodie la liturgie propre à signer le grand départ.
Paré de sa toge dorée, nimbé d'un nuage d’encens, il sort enfin majestueusement du logis suivi d’un impressionnant cortège portant étendards, croix scintillantes, couronnes fleuries et arbre mortuaire décoré de bonbons, gâteaux et morceaux de chiffons. Voilà finalement, le roi de la fête qui apparaît: un homme bleu, raide comme la mort, trônant dans un cercueil ouvert gracieusement orné de fleurs. Moi qui viens d’une contrée où la mort est devenue taboue, face à mon premier cadavre, je sens mes jambes flageoler... Encore tout à mon émotion, je me laisse docilement happer par le cortège. Avant de laisser la maison, on brise un vase sur le sol.
Posé sur une charrette tractée par une frêle haridelle, l’homme, en fait un peu verdâtre à mieux y voir, sautille, hop, hop, dans son cercueil …Que Dieu me pardonne, mais un rire nerveux manque de m’étouffer. Cette brave bourrique parfaitement inconsciente du convoi macabre qu'elle tracte avec son bondissant défunt qui ne peut être que satisfait de cette ultime promenade: la "vie" des hommes et son lot de surprises !
Fort heureusement, cette envie de rire passe rapidement. Je suis serrée de près par trois étranges femmes. Ce n’est pas le moment de ralentir le pas. Des pleureuses !
Vêtues de noir de la tête aux pieds, elles gémissent, les bras levés au ciel. Elles enfouissent leurs hurlements de désespoir dans leurs mains crispées. S’il arrive que leur lamentations faiblissent, elles font mine alors de tomber. Leurs voisins, impassibles, les redressent sans un mot. Souffrent-elles autant qu’il y parait? Sont-elles payées pour s'adonner à ces outrances? Le secret restera scellé.
Inflexible, le cortège continue. Arrivé au cœur du village, une pluie métallique s'abat: on lance des pièces de monnaie par-dessus son épaule. Les enfants se précipitent pour s'en remplir les poches. Il est temps de rejoindre le cimetière.
Frêles lumières blotties dans de petits pots de verre. Toutes les tombes sont illuminées. Le cercueil est descendu en terre. Bouquet de fleurs, chapeau et paires de chaussures, une poignée de terre et enfin quelques pelletées complémentaires: le défunt est enterré.
Après les pièces de monnaie, on sort maintenant les billets. L’argent recolté sera donné «aux plus pauvres», et les bonbons qui décoraient les branches, distribués aux enfants.
Surtout, n’oubliez pas de décrocher une serviette nouée sur les couronnes ou sur l’arbre rituel. Les pièces que vous y trouverez devront être dépensées pour le mort!
Avant de quitter le cimetière, prenez un verre de vin ou de «ţuică», quelques «colaci»3 et une part de «colivă »4. Ces mets offerts, petite collation sucrée en guise d’apéritif, vous les retrouverez durant la «pomană»5 qui réunit famille et proches dans une ambiance joyeuse pour un repas au mort …
« Délier, purifier, achever: dès la levée de la bière, la séparation des mondes s’organise autour de ces trois axes. Comme s’il fallait achever un travail que la mort n’avait pas encore mené à son terme. De la maison au cimetière, du cimetière à la maison, et tout au long des quarante jours qui suivent l’enterrement, progressivement, tous les ponts sont coupés entre le mort et les vivants. Il faut brouiller les pistes et l’obliger à s’engager sur son chemin sans retour»
C’est ainsi que traditionnellement et dans certaines régions, une fois le cercueil à l’extérieur de la maison, portes et fenêtres sont fermées ‘‘pour qu’il ne regarde pas derrière lui’’. Pots, verres ou assiettes, ainsi que tous les objets présentant une ouverture, sont retournés afin qu’un contenant ne puisse servir d’invite et abriter une âme qui tarderait à s’en aller »
« Il ne se passe pratiquement pas un dimanche sans qu’un tel office soit célébré, ce qui explique sans doute aussi l’acceptation de l’idée de la mort à laquelle on s’habitue dès sa plus tendre enfance. Les enfants, le dimanche, sont friands de cette colivă dont le goût enchante, mais aucun d’entre eux ne le dégusterait en ignorant longtemps, qu’il accomplit en même temps un acte rituel »6
1 Basma : foulard, fichu
2 Ceaun : marmite en fonte
3 Colaci : petits pains rituels
4 Colivă : gâteau de gruau bouilli
5 Pomana : repas funéraire
6 Ioanna Andreesco, Mihaela Bacou, Mourir à l’ombre des Carpathes, Payot, Paris, 1986
Excellent billet accompagné d'un de mes dessins préfèrés sur le thème roumain.
RépondreSupprimerCe fericire ! après presque 2 longs mois de silence, enfin un nouvel épisode de la vie roumaine, fascinant et pas aussi triste qu'il n'en a l'air. une fan nancéenne ;)
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